Le Kremlin utilise une vieille stratégie, le déploiement de mercenaires pour faire appliquer les intérêts de Moscou, tout en pouvant nier toute implication, sur un nouveau terrain de jeu : la Libye.
Le Groupe Wagner, des mercenaires qui exécutent le programme du président russe Vladimir Poutine, a fait son apparition sur d’autres lignes de front ces dernières années, de l’Ukraine à la Syrie, du Venezuela au Soudan, de la République centrafricaine à Madagascar, entre autres pays.
Mais alors que le Kremlin étend ses opérations dans le monde, son dernier front d’ingérence et de manipulation devrait servir d’avertissement aux nations souveraines, expliquent les observateurs.
Ces mercenaires, au nombre de 800 à 1 200 selon le Conseil de sécurité des Nations unies, appuient les tentatives de l’homme fort libyen Khalifa Haftar de prendre le pays au Gouvernement d’accord national (GAN) reconnu par la communauté internationale.
Moscou pris la main dans le sac
L’avantage qu’il y a à faire appel à un sous-traitant militaire privé comme le Groupe Wagner est que Moscou peut réaliser ses ambitions tout en permettant au Kremlin de ne pas se salir les mains.
Mais de l’avis des observateurs, la réalité est que l’appui du Kremlin à ces mercenaires est manifeste.
Ainsi, Moscou a récemment déployé des avions de chasse en Libye pour apporter un soutien à Haftar et au Groupe Wagner qui combattent pour son compte, a indiqué l’armée américaine le 26 mai, avec de nombreuses preuves visuelles pour étayer ses affirmations.
« Clairement, la Russie tente de faire basculer l’équilibre des choses en sa faveur en Libye », a déclaré le général Stephen Townsend, commandant de l’US Africa Command (AFRICOM). « Tout comme je les ai vus faire en Syrie, ils étendent leur présence militaire en Afrique en utilisant des groupes de mercenaires soutenus par le gouvernement comme le Groupe Wagner. »
« Pendant trop longtemps, la Russie a nié l’étendue de son engagement dans le conflit libyen en cours », a-t-il ajouté. « Difficile de le nier maintenant. Nous avons vu comment la Russie a envoyé des avions de chasse de quatrième génération en Libye ; étape après étape. »
Le Groupe Wagner est également accusé d’utiliser des armes chimiques à Tripoli, la capitale libyenne, a rapporté Al-Araby Al-Jadeed le 23 avril, citant le ministère de l’Intérieur du GAN Fathi Bashagi.
Cette attaque chimique était un exemple du « style russe » de ce que l’on peut voir en Syrie, où Moscou soutient le président syrien Bashar el-Assad, ont relevé des observateurs.
« La Russie exécute le même scénario que celui qu’elle a développé avec succès en Crimée, en Ukraine et, dans une moindre mesure, en Syrie », a expliqué le 29 mai le général de brigade Gregory Hadfield de la Garde nationale des États-Unis, vice-directeur des renseignements de l’AFRICOM. « La Russie a fait preuve de sa volonté à violer des nations souveraines et semble vouloir agir de même en Afrique. »
Suivre l’argent
Cette « armée de l’ombre » de Moscou a joué son rôle dans ces deux zones de tensions, opérant un plan de recrutement massif consistant à duper de jeunes Syriens désespérés pour les envoyer combattre comme mercenaires en Libye.
Dans plusieurs enregistrements audio et textes, un responsable du Parti national syrien de la jeunesse appelle les jeunes à s’engager à servir comme mercenaires sous la supervision du Groupe Wagner.
Celui-ci offre des salaires mensuels en Libye de « 1 000 dollars à ceux qui se portent volontaires pour garder les installations et 1 500 dollars à ceux qui souhaitent s’engager dans des groupes combattants ; en plus des indemnisations versées aux familles pour le cas où ils se feraient tuer ou seraient portés disparus ».
Par ailleurs, l’armée russe recrute des jeunes de Douma, site d’une attaque à l’arme chimique en avril 2018 imputée à l’armée syrienne et à ses alliés russes, les attirant avec d’importantes sommes d’argent, a indiqué le quotidien Al-Sharq al-Awsat en février.
Des appareils russes ont également transporté des membres du Groupe Wagner et leur équipement militaire de leur base de Khmeimim en Syrie à Benghazi, en Libye.
Le Kremlin a renfloué les coffres de la banque centrale parallèle qui soutient l’Armée nationale libyenne de Haftar (ANL).
L’entreprise d’État russe Goznak a fourni l’équivalent de 7,11 milliards de dollars en faux argent libyen entre 2016 et 2018 à la banque centrale parallèle affiliée à Haftar, ont indiqué des analystes des Nations unies.
« Cet incident met encore une fois en lumière la nécessité de mettre un terme aux actions pernicieuses et déstabilisatrices de la Russie en Libye », a déclaré le Département d‘État américain dans un communiqué du 29 mai.
Qui sera le prochain ?
Il est évident que Poutine et ses acolytes étendent les opérations du Groupe Wagner dans le monde, mais les conflits en Syrie et en Libye revêtent une importance particulière pour Moscou, à plusieurs titres, expliquent les observateurs.
Wagner mène des opérations militaires dans des pays où le Kremlin a des intérêts géopolitiques stratégiques.
La Syrie est un emplacement stratégiquement important pour la Russie parce qu’elle donne accès à l’ensemble de l’est méditerranéen et sert de passerelle vers l’ensemble du Moyen-Orient, a expliqué Talgat Ismagambetov, analyste politique d’Almaty, qui travaillait préalablement à l’Institut d’études stratégiques du Kazakhstan.
Après que le régime russe a perdu une partie de ses soutiens au Moyen-Orient par suite de son occupation de la Syrie, a-t-il précisé, le Kremlin a tourné son attention vers la Libye, qui présente potentiellement d’immenses avantages géopolitiques et économiques.
La Russie veut sa part du gâteau pétrolier libyen qui, en plus d’énormes profits, offre des avantages géopolitiques, a expliqué Ismagambetov.
« En contrôlant la Libye, Poutine sera en mesure d’influer sur la situation en Europe, il pourra peser sur les décisions italiennes ou réaligner les positions allemandes, en d’autres termes, il pourra influencer la situation des pays qui consomment du pétrole libyen », a-t-il ajouté.
« La Libye est également pratique parce qu’elle est située au milieu de la Méditerranée, où pourraient être basées les forces navales russes », a-t-il poursuivi.
« Si la Russie réussit à s’ancrer sur la côte libyenne, la prochaine étape logique sera un déploiement permanent de capacités de blocage de la région à longue portée », a estimé le général Jeff Harrigian, commandant des forces aériennes américaines en Europe et en Afrique.
« Si ce jour devait arriver, cela créerait de réelles préoccupations sécuritaires sur le flanc sud de l’Europe. »
Possibilités en Asie centrale
Le Groupe Wagner est apparu pour la première fois en 2014 dans l’est de l’Ukraine, où l’ancien personnel militaire russe, qualifié de « volontaires » par Moscou, avait rejoint les rangs des forces séparatistes pro-russes, conduisant en fin de compte à l’annexion illégale de la Crimée.
À l’origine, le groupe gonflait ses rangs avec d’anciens militaires en disgrâce, des voyous et d’anciens détenus en quête d’argent et d’aventure, mais au fil des années, la tactique du Groupe Wagner a évolué.
Après les opérations du Kremlin en Ukraine, en Syrie et en Libye, entre autres places chaudes, la perspective de voir apparaître des mercenaires russes en Asie centrale a commencé à inquiéter.
« Si un pays où la Russie a un intérêt et qu’elle appelle un partenaire commence à agir en contradiction avec les intérêts géopolitiques de Moscou, alors des 'hôtes non invités' peuvent y faire leur apparition », a expliqué le major Dauren Ospanov, officier à la retraite de l’armée kazakh à Almaty.
L’Asie centrale, une région depuis longtemps d’un grand intérêt stratégique pour la Russie, est déjà confrontée à la phase passive d’une guerre hybride menée par Moscou, expliquent les observateurs.
Ces efforts sont visibles au Kirghizistan, où lors des révolutions de 2005 et 2010, le Kremlin avait cherché à influencer les processus politiques, économiques et sociaux, a expliqué Aïdar Amrebayev, directeur du Centre de sciences politiques appliquées et d’études internationales du Kazakhstan, à Almaty
« Le Kazakhstan connaît maintenant ... la phase passive qu’avait connue l’Ukraine avant 2014, lorsque la Russie tentait déjà d’influencer les différents processus en Ukraine », a-t-il ajouté.
Ospanov, l’officier kazakh à la retraite, n’exclut pas la possibilité que les mercenaires du Groupe Wagner fassent leur apparition dans un pays d’Asie centrale.
« Un tel scénario est vraisemblable si, disons, un pays de cette région change radicalement de ... politique pour... coopérer avec des pays occidentaux et commence à se désengager de la sphère d’influence de Moscou, comme cela s’est produit en Ukraine », a-t-il conclu.
[Kanat Altynbayev d'Almaty a contribué à ce reportage]