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Une journaliste de Mossoul raconte la vie sous l'EIIL

Par Nohad Topalian à Beyrouth

La journaliste irakienne Hiba Nizar, native de Mossoul, était là lorsque « l'État islamique en Irak et au Levant » a pris sa ville ; elle y est restée pendant un an pour y faire son travail en infiltrée. [Nohad Topalian/Mawtani]

La journaliste irakienne Hiba Nizar, native de Mossoul, était là lorsque « l'État islamique en Irak et au Levant » a pris sa ville ; elle y est restée pendant un an pour y faire son travail en infiltrée. [Nohad Topalian/Mawtani]

La journaliste irakienne Hiba Nizar était à Mossoul lorsque « l'État islamique en Irak et au Levant » (EIIL) s'est emparé de sa ville, et elle y est restée un an en travaillant en secret avant de fuir la ville au milieu d'un convoi de femmes et d'enfants.

Pendant son séjour à Mossoul, elle a utilisé une fausse carte d'identité et a pu documenter nombre d'actes criminels commis par l'EIIL à l'encontre de la population locale.

Lorsque l'EIIL a arrêté et interrogé son frère, elle s'est enfuie en traversant la frontière syrienne et s'est rendue en Turquie avant de revenir dans la région kurde d'Irak.

Nizar a partagé son histoire lors d'un séminaire intitulé « Mossoul et l'État islamique : et maintenant ? » organisé le 2 juin par le Centre Carnegie pour le Moyen-Orient à Beyrouth et par l'Université américaine de Dohuk.

Elle a raconté à Mawtani son expérience de la vie sous le régime de l'EIIL et sa fuite éprouvante par la frontière vers la sécurité.

Mawtani : Où étiez-vous lorsque l'attaque de l'EIIL sur Mossoul a débuté ?

Hiba Nizar : J'étais à mon travail à la chaîne de télévision par satellite Sama Al Mosul lorsque cette organisation terroriste barbare a lancé son attaque dans les quartiers sud de la ville, dans l'après-midi du 5 juin 2014 – un jeudi – qui a duré jusqu'au 8 juin.

J'ai quitté mon bureau à l'aube ce jour-là. Je suis partie pour la maison au milieu d'un convoi de personnes déplacées après avoir revêtu un voile.

C'est alors que j'ai vu pour la première fois des hommes armés de l'EIIL dans les rues et les ruelles de Mossoul, et les corps sans vie de policiers, de soldats et d'habitants dans les rues.

Mawtani : Combien de temps êtes-vous restée à Mossoul ? Et où ?

Nizar : Je suis restée cachée à Mossoul dès le premier jour de l'occupation de la ville par l'EIIL, en juin 2014, jusqu'au 25 juillet 2015 – le jour où je me suis enfuie.

Pendant l'attaque de l'EIIL, je suis restée chez moi avec mon mari et mes trois enfants, et par la suite, j'ai vécu cachée dans la ville, me déplaçant sous le pseudonyme d'Anoud et utilisant de faux papiers.

Ma mère a laissé croire à mes frères, mes sœurs et mes proches que j'étais partie pour Erbil.

Chaque fois qu'elle entendait relater un incident lors duquel un journaliste ou un intellectuel avait été tué, elle me reprochait de ne pas quitter la ville.

Mawtani : Quel type de harcèlement avez-vous subi ?

Nizar : Les éléments de l'EIIL m'ont harcelée à plusieurs reprises.

Une fois, j'étais à l'hôpital avec les yeux non couverts, lorsqu'un membre de l'EIIL a brusquement fait irruption avec une canne, venant vers moi pour me frapper.

Je les ai rapidement couverts.

Une autre fois, j'ai vécu la même expérience sur un marché où j'étais avec mon fils, lorsque l'un d'entre eux, un Saoudien, a tenté de me frapper.

Une autre fois encore, j'étais au marché lorsque des éléments de l'EIIL sont apparus au milieu de la rue, hurlant à un groupe de femmes, dont je faisais partie, de prier dans la rue.

Je me suis cachée lorsqu'ils ont commencé à battre l'une des femmes, qui achetait du lait pour son enfant qui l'accompagnait.

Mawtani : Avez-vous assisté à des violences commises par l'EIIL envers d'autres personnes ?

Nizar : Oui, de nombreuses fois.

Je les ai vus à plusieurs reprises fouetter des gens qu'ils avaient enchaînés à des poteaux électriques après qu'ils eurent refusé de prier à l'heure que l'EIIL avait décidée.

Lorsqu'ils souhaitaient éliminer quelqu'un, ils le convoquaient au « tribunal de la charia ».

Ils procédaient à des exécutions de masse et jetaient les corps sur les berges du Tigre après avoir retiré les organes de ces corps pour les vendre aux hôpitaux.

Lorsqu'ils sont entrés dans la ville, ils ont utilisé les mosquées pour appeler les fonctionnaires à obtenir un certificat de repentance devant un juge du « tribunal de la charia » et pour confisquer leurs téléphones portables.

Pendant que j'y étais, ils ont publié chaque jour des « fatwas » pour éliminer et exécuter des citoyens.

Une fois, ils ont jeté des gens depuis le haut du bâtiment d'une compagnie d'assurance sous le prétexte qu'ils étaient homosexuels.

Ils ont également saisi le bétail des citoyens et possédaient une base de données sur toute la population de la ville.

Mawtani : Comment était la vie quotidienne ? Les services étaient-ils assurés ?

Nizar : Les services vitaux essentiels sont non existants, les épidémies se généralisent et l'eau est contaminée.

La fille de mon frère, qui a 12 ans, est morte des suites d'une maladie [curable] due à l'absence de médicaments

Les blocs chirurgicaux sont pratiquement fermés par manque de fournitures médicales.

Mais pendant que la nourriture et les médicaments sont rares et que les travailleurs ne reçoivent pas leur salaire, les membres de l'EIIL, eux, vivent confortablement.

Ils s'adonnent à l'alcool et à la drogue et paient en dollars, pendant que les habitants de Mossoul meurent de faim.

Ils ont pris des orphelins et des enfants récemment orphelins, leur ont donné le titre « d'émir » et les ont formés au maniement des armes.

Lorsque l'une des familles qui leur sont affiliées perd ce qu'ils appellent un « martyre », ils lui envoient un baril d'essence en compensation.

Mawtani : Vous dites qu'ils paient en dollars. Qu'en est-il de la monnaie qu'ils ont créée ?

Nizar : Ils n'ont fait qu'en parler dans les médias. Les habitants utilisent l'argent irakien.

Mawtani : Que s'est-il passé au moment où le leader de l'EIIL Abu Bakr al-Baghdadi a déclaré la création d'un « califat » ?

Nizar : C'était pendant la première semaine du mois de ramadan. Nous attendions un discours important, mais les réseaux électriques et de communication ont brusquement été coupés.

Lorsque mon mari est arrivé, il m'a dit qu'al-Baghdadi avait déclaré un « État islamique », puis il a commencé à opprimer, chasser et tuer les chrétiens et les journalistes.

Mawtani : Quand et comment vous êtes-vous enfuie ?

Nizar : Après avoir vécu dans la peur que ma présence soit découverte, parce que j'étais recherchée en tant que journaliste, j'ai décidé de m'enfuir, sans décider du moment.

Le 25 juillet 2015, j'ai appris qu'ils avaient arrêté mon frère à cause de moi et qu'il était battu pendant son interrogatoire ; j'ai alors décidé de partir immédiatement. Ils le détiennent encore.

Je suis partie sous un faux nom et de faux papiers, dans un convoi de femmes et d'enfants.

Nous avons emprunté des routes cahoteuses à bord d'une vieille voiture usée qui nous a lâchés en chemin.

Nous avons traversé Mosso et al-Baaj et avons atteint al-Hasakeh en Syrie, puis de là sommes allées à al-Raqa puis en Turquie, en empruntant des itinéraires de contrebande.

J'ai changé mon accent, d'irakien en syrien, prétendant être une enseignante cherchant un ophtalmologue.

J'ai franchi des montagnes, les pieds en sang, avec pour compagnons des cafards et des chauves-souris, jusqu'à atteindre la frontière turque, puis de là, je suis allée à Ankara et suis revenue ensuite à Erbil, où je me suis installée.

Pendant mon voyage, j'ai été arrêtée pour être interrogée à plusieurs postes de contrôle de l'EIIL, mais j'ai survécu, après avoir vu des corps sur la route et assisté à des exécutions de citoyens sur la route d'al-Khabour.

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